Approches critiques et enjeux politiques, sociaux et économiques des nouvelles données territoriales. Bordeaux, les 10 et 11 septembre 2018.

Appel à communication

Objectifs des journées d’étude

L’équipe du projet de recherche GÉOBS, en partenariat avec l’Action Prospective « Géoweb » du GdR MAGIS, organise deux journées d’étude à Bordeaux les 10 et 11 septembre 2018 afin d’engager un dialogue entre les chercheurs de différentes disciplines qui analysent l’information géographique sur le Web, de sa production à son utilisation. Dans une approche à la croisée de la géographie, de l’informatique, de l’économie, des sciences politiques, de la sociologie, des sciences de l’information et de la communication ou encore des Science and Technology Studies (STS), etc. ces journées d’étude tenteront d’initier une réflexion transversale sur les infrastructures Web qui occupent aujourd’hui une place centrale dans la mise en carte du monde. L’objectif sera alors d’envisager un possible cadre commun d’analyse afin d’engager une mise à distance des discours des promoteurs de ces plateformes, un recul critique par rapport aux données qui circulent effectivement sur Internet, une analyse fine de leurs usages et non-usages, de leurs divers impacts.

Ce faisant il s’agira de s’interroger sur l’émergence de ces nouveaux régimes de fabrique cartographique : sont-ils en continuité ou en rupture avec les régimes antérieurs, notamment la période où la cartographie fut une pratique réservée aux acteurs les plus puissants, dont l’État ? Participent-ils à une forme de reconfiguration de la gouvernance informationnelle des territoires ? Permettent-ils de révéler des formes (géo)médiatiques alternatives aux productions dominantes ?

Ces questionnements relevant d’enjeux politiques ne peuvent être envisagés sans une analyse fine de ces dispositifs sociotechniques qui soulève une série de verrous méthodologiques : comment être en capacité d’identifier les données géographiques qui circulent sur le Web et suivre leur évolution ? Comment extraire et explorer ces masses de données pour les analyser ? Comment identifier et caractériser les écosystèmes d’acteurs qui se structurent autour de ces données ? Comment caractériser les usages associés à ces contenus et leur valeur ? Comment mesurer l’impact de ces usages à différentes échelles et dans différents champs ? Comment représenter le contenu, les flux et les usages de l’information géographique circulant sur le Web de manière systémique, dynamique ?

Une des priorités de ces journées d’étude est donc d’initier une réflexion transversale pour comparer différents apports disciplinaires permettant le développement de critical data studies qui, en associant STIC et SHS, contribuent à l’enrichissement des connaissances sur ces dispositifs sociotechniques pour révéler les enjeux socio-spatiaux de leur déploiement.

 

Argumentaire

De multiples communautés de chercheurs questionnent depuis plusieurs décennies les usages sociaux des outils, du langage et des représentations cartographiques : pourquoi et comment différents types d’acteurs produisent et utilisent-ils des cartes ou autres représentations spatiales ? Dans quelle mesure les relations de pouvoir structurent-elles leurs modes d’élaboration et leurs usages ? Qualifiées par les géographes anglophones de « cartographie critique », les études menées analysent les contextes politiques et les processus sociaux par lesquels les cartes sont produites et mobilisées, ainsi que les intérêts, souvent implicites, qui se cachent derrière ces représentations. En prenant de la distance à l’égard des approches fonctionnalistes et en privilégiant leur portée cognitive, Brian J. Harley (1989) a ainsi invité les sciences sociales à repenser les cartes comme des formes de savoir socialement construit, subjectif et idéologique (Lascoumes, 2007). Parmi les historiens et les politistes, les approches critiques de la cartographie se sont construites autour de l'analyse des rapports intimes entre création d'appareils administratifs statistiques et cartographiques et construction de l'Etat Moderne, grâce au cadastre notamment (Touzerie, 2007 ; Kain et al., 1992 ; Black, 2008). James Scott (1998) montre bien comment la pratique cartographique accompagne la mutation radicale d'un État qui veut désormais "prendre en charge" société et nature, mais pour lequel il a désormais besoin de rendre "lisible" son territoire par la carte. Anderson (1991) insiste quant à lui sur le pouvoir performatif des cartes sur le dessin des frontières et la construction des imaginaires nationaux. Ces analyses seront prolongées et adaptées par les historiens des empires européens et des processus de métissage qu'ils entraînent et dans lesquels les cartes jouèrent un rôle important (Craib, 2001). Ces cadres analytiques développés pour cerner les effets politiques et culturels de grands dispositifs publics de cartographie sont-ils encore pertinents à l'heure de la numérisation des données, de la perte du monopole des pouvoirs publics sur la production des cartes, de la multiplication des registres cartographiques ?

Dès l’apparition des Systèmes d’Information Géographique (SIG) dans les années 90, un courant critique s’est rapidement développé (Pickles, 1995). S’il a pris parfois la forme d’une confrontation entre promoteurs et détracteurs des SIG (Schuurman, 2000), un dialogue s’est néanmoins développé entre certains chercheurs engagés dans le développement et la diffusion de nouvelles méthodes et de nouveaux outils informatiques, et ceux intéressés par l’analyse de leurs usages. Ce dialogue s’est instauré à la marge d’une science de l’information géographique (GIScience) alors en cours de constitution (Goodchild, 2006). Aujourd’hui, parallèlement à la multiplication des produits et à la diversification des sources de données (informations satellitaires, photographies aériennes, observation par drones...) et des traitements (big data), la place centrale que prend le Web dans la production et la diffusion de l’information géographique génère une reconfiguration des pratiques associées à de nouveaux contextes techniques, juridiques et organisationnels. On assiste en effet, depuis une décennie, à une forte croissance du nombre de données géographiques numériques dans l’espace scientifique, professionnel et public en provenance de diverses sources. Ainsi, certaines administrations déploient des infrastructures de données géographiques et/ou s’engagent dans des démarches open data, des entreprises rendent accessibles certaines de leurs données non stratégiques, les scientifiques ont recours à des données de plus en plus hétérogènes et de volume important, ou encore les internautes produisent des données sur le Web concernant leurs activités quotidiennes ou contribuent à des projets planétaires de cartographies collaboratives.

Depuis les années 2000, la volonté de faciliter l’accès sur un même territoire à des données et des services géographiques issus de fournisseurs institutionnels différents a ainsi conduit au développement d’Infrastructures de Données Géographiques (IDG) nationales (Crompvoets et al., 2004) puis à leur déclinaison à tous les échelons territoriaux (Masser, 2010). Dès lors, ces infrastructures organisent aujourd’hui l’agencement des flux de données géographiques en constituant des réseaux complexes de partage et d’échange d’information qui tendent à dépasser le Web. En effet, avec le développement des services de géolocalisation et des objets connectés, les interfaces d’Internet (dont le Web ne constitue qu’une des formes) se démultiplient. Les différentes logiques d’acteurs présentes lors de la constitution de ces réseaux (de la récolte à la publication de données, de leur documentation à leur indexation, de leur mise en forme à leur moissonnage) contribuent donc à en faire le résultat de processus sociotechniques multiples et complexes. Comprendre la construction sociale et les usages des données géographiques diffusées sur Internet est aujourd’hui une gageure : elle nécessite de considérer ces dernières dans leur écosystème complet, constitué d’une agrégation de discours, de médiations sociotechniques et de pratiques qui influencent leur construction sociale et structurent des relations de pouvoir. Elle nécessite également de dépasser la cristallisation sur la dimension cartographique, pour décrypter, au-delà de la forme et de l’apparence, l’agencement des flux de données qui transitent derrière ces interfaces.

Un tel développement nécessite alors d’élargir le champ des approches critiques (Joliveau et al., 2013). Ainsi, l’intensification de la mise en circulation de ces « Petites Cartes du Web » par opposition aux grands référentiels cartographiques d’autrefois (Noucher, 2017), se fait aujourd’hui à partir de processus souvent opaques : partager et diffuser des données géographiques pour faciliter leur recherche et leur réutilisation par autrui nécessitent en effet de multiples traitements pour les structurer, les formater, les normaliser, les rendre visibles voire les imposer dans un environnement informationnel qui s’est lui-même complexifié. Or il convient de souligner que la complexité croissante des dispositifs techniques et la dilution des outils géographiques dans l’ensemble des technologies et pratiques numériques (Kitchin et al., 2017), conduit comme l’observe Michael Goodchild, à une marginalisation des approches critiques dans le domaine de la géomatique : « Critical GIScience is in danger of becoming almost invisible » (Goodchild, 2014 : 5). Distinguer les contenus, usages, fonctions, rôles ou effets des outils du géoweb dans l’entrelacs des pratiques nécessite certainement un renouvellement conceptuel. Celui-ci passe notamment par un élargissement des problématiques, en s’interrogeant, par exemple, sur les conséquences économiques de la constitution de nouveaux écosystèmes d’acteurs ou encore sur les effets (annoncés et effectifs) de transparence, de participation et d’efficacité des politiques publiques et des mesures de gestion. Par ailleurs, la confrontation des études sur les formes contemporaines de production des cartes et des bases de données spatialisées avec des travaux antérieurs devrait aussi permettre de faire le point sur les évolutions nécessaires des méthodologies et des questionnements.

Cette ouverture implique alors d’engager de véritables alliances disciplinaires car pour faire parler ces données, ces flux et ceux qui les produisent et les combinent, il devient nécessaire de se confronter aux techniques de fabrique de ces dispositifs Web en cherchant à ouvrir leurs boites noires algorithmiques. Cette proposition soulève une double difficulté méthodologique. D’une part, il est difficile de comprendre voire d’interroger ces infrastructures sans compétence technique pointue, et d’autre part, la diversification des parties prenantes dans leur mise en œuvre renforce la complexité de leur analyse. Comme le soulignent Dodge et Perkins (2015), il est sans nul doute plus complexe de déconstruire les dispositifs cartographiques actuels où s’entremêlent des sphères d’acteurs divers et où s’agrègent des technologies multiples, que les dispositifs d’antan dont le pouvoir cartographique était détenu par quelques rares experts. Alors que les études des cartographes critiques étaient centrées sur le caractère surplombant et dominant des cartes, à présent les questions d’autorité et d’appropriation sociale des infrastructures Web semblent centrales.

Le renouvellement de la cartographie critique passe donc aussi par un décryptage des pratiques, partant des nouveaux modes de production jusqu’aux usages inédits qui découlent de la démultiplication de l’information géographique sur Internet. Une telle évolution de l’objet de recherche - des cartes aux infrastructures de données - nécessite d’envisager d’autres méthodes d’analyses. Pour compléter progressivement la lecture textuelle de la carte en s’intéressant davantage au flux de données géographiques, de nouvelles approches sont à imaginer : des fouilles exploratoires pour remonter dans la généalogie des sources, des observations participantes pour comprendre les dynamiques collaboratives, des enquêtes ethnographiques pour incarner les pratiques individuelles, des études économiques pour révéler les modèles de valeurs...

Dès lors, les approches critiques doivent se développer sur la base d’un savoir-faire interdisciplinaire et prolonger ainsi la cartographie critique en l’intégrant pleinement aux « critical data studies ». Celles-ci visent à déconstruire les contextes de production, d’analyse, de diffusion et d’usages des données qui circulent sur les infrastructures Web pour en révéler les enjeux politiques (Iliadis et Russo, 2016). S’interroger plus spécifiquement sur les données géographiques qui circulent sur le Web permet alors de souligner aussi les enjeux socio-spatiaux de ces dispositifs en particulier en matière de justice spatiale et de gouvernance informationnelle des territoires (Gautreau et Noucher, 2016). En multipliant les interventions issues d’horizons variés, l’objectif de ces journées d’étude est d’engager une réflexion collective pour l’identification de différents apports disciplinaires permettant le développement de critical data studies qui, en associant STIC et SHS, contribuent à l’enrichissement des connaissances sur ces dispositifs sociotechniques et permettent ainsi d’en révéler les enjeux socio-spatiaux.

 

Calendrier

  • 25 janvier 2018: lancement de l’appel à communication
    • Les propositions peuvent être soumises par mail à matthieu.noucher@cnrs.fr sous la forme d’un fichier PDF incluant un titre, des mots clés (5 maximum), un résumé (750 mots maximum), le nom de l’auteur, son affiliation et une présentation biographique courte (5 lignes maximum).
  • 15 avril 2018 : réception des résumés
  • 15 mai 2018 : réponse aux auteurs et annonce de la programmation
  • Lundi 10 et mardi 11 septembre 2018 : organisation des journées d’étude à la Maison des Suds (campus de Pessac)

À la suite des journées d’étude, chaque intervenant sera invité à contribuer à un n° thématique du Journal of Interdisciplinary Methodologies and Issues in Sciences (JIMIS) dont la parution est envisagée pour 2019.

 

Bibliographie

Anderson, Benedict. 1991. Imagined Communities: Reflections on the Origin and Spread of Nationalism. London: Verso.

Black, Jeremy. 2008. ‘‘Government, State, and Cartography: Mapping, Power, and Politics in Europe, 1650-1800.’’ Cartographica. 43 (2): 95–105. http://dx.doi.org/10.3138/carto.43.2.95

Craib, Raymond B. 2001. State Fixations, Fugitive Landscapes: Mapping, Surveying and the Spatial Creation of Modern Mexico,1850–1930. New Haven, CT: Yale University Press.

Crompvoets J., Bregt A., Rajabifard A. et Williamson I. (2004). « Assessing the worldwide developments of national spatial data clearinghouses », International Journal of Geographical Information Science, 18, pp. 665-689.

Dodge M., Perkins C. (2015). Reflecting on J.B. Harley’s influence and what he missed in ‘deconstructing the map’, Cartographica, 50/1, p. 37-40.

Gautreau P. et Noucher M. (2016). Information géographique numérique et justice spatiale : les promesses du partage. Justice spatiale - Spatial justice, n°10, En ligne :  http://www.jssj.org/article/information-geographique-numerique-et-justice-spatiale-les-promesses-du-partage/

Goodchild M. (2006). GIScience ten years after ground truth. Transactions in GIS 10(5): 687–692.

Goodchild M. (2014). Two decades on : critical GIScience since 1993, The Canadian Geographer / Le Géographe canadien, 59/1, 2014, 1-9.

Harley J. B. (1989). Deconstructing the map. Cartographica, 26/2, 1-20.

Iliadis A., Russo F. (2016). Critical data studies: An introduction. Big Data & Society, July–December 2016 : 1-7.

Joliveau T., Noucher M. et Roche S. « La cartographie 2.0, vers une approche critique d’un nouveau régime cartographique » L’Information géographique, Armand Colin, 2013, 77 (4), pp.29-46.

Kain, Roger J.P., and Elizabeth Baigent. 1992. The Cadastral Map in the Service of the State. A History of Property Mapping. Chicago: The University of Chicago Press.

Kitchin R., Lauriault T. et Wilson M. et al. (dir.) (2017). Understanding Spatial Media, SAGE Publications Ltd, 262 p.

Lascoumes P. (2007). Gouverner par les cartes, Genèses, n°68, 2-3.

Masser, I. (2010). Building European spatial data infrastructures, ESRI Press, Redlands, USA.

Noucher M. (2017) Les Petites Cartes du Web. Approche critique des nouvelles fabriques cartographiques. Éd. Rue d’Ulm, Presses de l’École normale supérieure, 65 p.

Pickles J. (ed.) (1995). Ground Truth: The Social Implications of Geographic Information Systems. New York, NY: The Guilford Press.

Schuurman N (2000). Trouble in the heartland: GIS and its critics in the 1990s. Progress in Human Geography 24(4), 569–590.

Scott, James C. 1998. Seeing Like a State: How Certain Schemes to Improve the Human Condition Have Failed. New Haven, CT:Yale University Press.

Touzerie, M. 2007a. De l’estime au cadastre en Europe: L’époque moderne. Conference Proceedings, 4–5 December 2003. Paris : Comité pour l’histoire économique et financière de la France.

 

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